Qui sont les asexuels ?
Ils ne « couchent » pas et ne veulent plus s’en cacher. Mais qui sont ces personnes qui fonctionnent en mode zéro sexe, à une époque où ce dernier est devenu un produit d’hyperconsommation ?
L’anorexie du désir
L’asexualité existe depuis la nuit des temps. Les statistiques ont toujours montré que 10 % de la population ne connaissait pas le désir sexuel. Mais on n’en parlait pas. Aujourd’hui, ils sont environ 1 % à clamer haut et fort leur asexualité et à la revendiquer comme une orientation sexuelle à part entière, au même titre que les autres formes de sexualité.
Ces minoritaires, dits « A », ne sont pas pour autant des personnes auxquelles le sexe répugne, c’est juste qu’ils éprouvent une totale indifférence face aux ébats en tout genre. Ils sont ainsi et aucun spécialiste ne peut l’expliquer. C’est comme une forme d’anorexie du désir ou un trouble de l’appétit sexuel.
Des romantiques avant tout
Parfois, ils peuvent ressentir du plaisir. Difficile, en effet, de faire totalement l’impasse sur le sexe quand on vit avec une personne aimée qui pense tout autrement qu’eux. Mais en général, le sentiment seul leur suffit. La plupart croient d’ailleurs au grand amour. Ils vivent une forme de lien amoureux, avec du plaisir psychique et affectif, des relations où baisers et caresses peuvent survenir, mais où le coït n’existe pas.
Cette situation peut cependant évoluer, varier au fil des rencontres, car les asexuels ne sont ni frigides, ni impuissants. Leur état se différencie donc nettement des abstinents sexuels, qui ressentent une attirance et qui, pour des raisons personnelles, les refoulent.
Il n’a rien à voir non plus avec les mariages non consommés où les personnes concernées éprouvent du désir, mais ne parviennent pas à obtenir une pénétration.
La crainte du regard de l’autre
Autre caractéristique des asexuels : ils ne souffrent pas de leur état et ne ressentent pas de manque. Excepté, bien sûr, si leur partenaire ne le supporte plus ou s’ils se sentent rejetés par la société. Car ils se plaignent souvent d’être regardés avec méfiance. En effet, quand ils sortent de l’ombre, ils peuvent détonner dans un monde où la sexualité occupe une place prépondérante et où l’épanouissement sexuel est considéré comme partie intégrante de l’hygiène de vie, indispensable au bien-être.
Des groupes identitaires
C’est ce qui explique l’émergence d’associations comme l’AVA (Association pour la visibilité asexuelle, asexualite.org), afin d’exister en tant que tel, de se rassurer aussi et d’avancer entre personnes pour qui amour ne rime pas avec sexe. En se créant ainsi une nouvelle image identitaire, leurs membres revendiquent leur droit au non-désir, ce qui n’exclut pas la rencontre amoureuse, bien au contraire. En vertu du dicton « Qui se ressemble s’assemble », celle-ci sera d’autant moins compliquée qu’homme et femme navigueront en terrain commun et partageront le choix conscient et assumé de vivre sans sexualité.
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L’asexualité chez les jeunes
Ils sont de plus en plus à le revendiquer
Des hommes ou des femmes qui n’ont pas envie de faire l’amour… ce n’est pas nouveau. Mais plus surprenant chez des jeunes qui non seulement l’assument, mais le revendiquent.
« De mon temps, on ne s’en vantait pas », lâche la grand-mère de Léonie, 24 ans, quand celle-ci lui confie n’avoir aucun intérêt pour « la chose ». « C’est comme ça, le sexe ne m’attire pas du tout et je m’en porte très bien », insiste la jeune femme qui, avec nous, ironise : « Pour mamie, être asexuelle ne peut qu’être subi, c’est avoir une libido en berne et non pas une absence d’attirances sexuelles, ça, c’est trop suspect. Ou bien je mens ou bien je suis malade… » Pourtant, Léonie n’est pas la seule. D’après un sondage Ifop* sur la récession sexuelle chez les Français, plus d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans disent ne pas avoir eu de rapport en un an (soit cinq fois plus qu’en 2006) et, surtout, se considérer, pour 12 %, asexuels.
Comme Paul, 23 ans, qui aimerait bien qu’on le laisse tranquille sur le sujet, ou Aesia, 28 ans, qui, après quelques expériences et une psychothérapie, constate : « Je suis sans aucune envie de faire l’amour avec un homme ou une femme, et je préfère juste m’abstenir plutôt que me forcer. Surtout, le fait d’avoir entendu le mot “asexuelle”, il y a quelques années, m’a rassurée. Je n’étais donc pas “anormale”. » Que des hommes et des femmes n’aient pas envie de faire l’amour n’est pas si surprenant. Mais l’assumer l’est davantage, en particulier chez des jeunes qui y voient une « orientation sexuelle » comme une autre. Ils sont le A (pour « asexuels ») de la communauté LGBTQIA+.
Un manque de désir
« Cela reste quand même diffcile à avouer », souligne Anna Mangeot, 25 ans, devenue le porte-drapeau de cette communauté « A ». Sur son compte Instagram, elle reçoit une dizaine de messages par jour : « Des femmes et des hommes qui souvent s’interrogent sur leur manque de désir et expriment un profond malaise vis-à-vis de leur conjoint », dit l’auteure d’Asexuelle (Larousse), un témoignage vibrant sur son parcours et sa différence. « Je n’ai jamais ressenti l’ombre d’un désir et, en en parlant autour de moi, je me suis aperçue que je n’étais pas seule à ne pas comprendre ce langage du corps », raconte-t-elle, en revenant sur ses premières expériences.
« A 14 ans, j’ai cherché à faire comme les autres, mais j’ai été carrément dégoûtée de voir mon premier petit copain nu. » A 19 ans, elle rencontre un autre garçon. « Pendant cinq mois, je me suis forcée, j’ai dit oui sans aucun plaisir. Ni aucun désir. C’était ni plus ni moins un abus sexuel sur mon propre corps. J’acceptais tacitement sans vraiment consentir. Pour en arriver à cette conclusion : je ne ressentais rien du tout. »
Une réaction à l’hypersexualisation
Mais comment ce constat intime est-il à ce point partagé qu’il en devient un phénomène de société ? Il aurait débuté, selon Anna Mangeot, au début des années 2010. « Après quatre décennies d’images explicites dans la publicité et la mode, le “tout sexe” a commencé à décliner, dit-elle. On s’est mis à rechercher, comme en opposition, l’authenticité, la sincérité. » La sobriété. Barbara Astruc, directrice du pôle santé-sexualité des éditions Leduc, l’explique : « Un grand nombre d’ouvrages que nous publions tourne autour d’une quête du “sans” ou du “moins”. Après les excès en tout genre, les lecteurs s’orientent aujourd’hui vers le jeûne, le “zéro sucre”, le “moins de sexe”, le “less is more” (moins, c’est plus). On y gagne à se libérer des addictions et des injonctions. »
Exit aussi la performance et l’anxiété de la sexualité au masculin, par exemple. « Je n’ai jamais vu autant de jeunes hommes vierges, observe le psychiatre Juan-David Nasio, qui y voit une conséquence de la pornographie. Des jeunes redoutent, souvent inconsciemment, de ne pas réussir leur sexualité de façon aussi performante. Ils préfèrent alors s’abstenir. » Jusqu’à se dire « sans désir »…
Pour François Kraus aussi, enseignant en sciences politiques et expert en « genre, sexualités et santé sexuelle » à l’Ifop, l’hypersexualisation de la société est en cause. « Or la dernière décennie a marqué l’amorce d’un nouveau cycle où la contrainte à avoir une vie sexuelle pour “faire plaisir” ou “faire comme tout le monde” est bien moins forte, note-t-il. Un nombre croissant de Français semblent s’affranchir des normes, et nombre de femmes en particulier ne se sentent plus obligées de répondre au désir sexuel de leur partenaire, certaines se tournant alors vers des attitudes plus radicales comme l’asexualité ou l’abstinence. »
Un refus des rapports classiques ?
« Mais qu’appelle-t-on “asexuel” ? A-t-on vraiment exploré tous les types de sexualité avant d’en arriver à cette conclusion ? », s’interroge, dubitative, la sexologue Scarlett Kaplan, qui voit nombre de jeunes plutôt remettre en cause la sexualité classique. « Nous vivons aujourd’hui une période de déconstruction des normes, estime-t-elle, et, à ce titre, la pénétration, par exemple, est remise en question et considérée comme un plaisir d’abord masculin. Des jeunes se disent “asexuels” par refus de ces rapports classiques ou même parce qu’ils n’ont pas de partenaire, ce qui ne fait pas d’eux des personnes sans sexualité », ajoute-t-elle.
En témoignent le succès et la banalisation des sex-toys. « Ce qui fait monter le désir et nourrit la libido, c’est pourtant l’amour, admet Anna Mangeot, avoir les joues qui s’empourprent, des papillons dans le ventre, alors que le sexe consommé vite fait bien fait a de quoi vous couper l’appétit. » Pour l’essayiste Jean-Philippe de Tonnac, auteur de la Révolution asexuelle (Albin Michel), les « plans sexe » via les applications de rencontres n’auraient fait que nourrir les fantasmes individuels et les plaisirs solitaires. « Nous nous dirigeons vers une société onaniste, sans réel désir pour l’autre », pointe-t-il.
En quête du « vrai amour »
Pourtant, être asexuel, ce n’est pas forcément vivre seul ou sans amour. Beaucoup ont des partenaires, selon Anna Mangeot. « La plupart des messages de mes abonnés tournent autour de la culpabilité qu’ils éprouvent vis-à-vis de leur conjoint, et de la peur de le voir s’enfuir pour “chercher ailleurs” ce qu’il n’a pas dans son couple, observe-t-elle. Je passe mon temps à leur répondre que rien ne justifie que l’on se force à pratiquer un acte sexuel, pas même l’amour. Personnellement, je vis depuis six ans avec un garçon que j’adore, mais que je ne désire pas au sens classique du terme. Nous avons de temps en temps – très rarement – des relations sexuelles, ce qui ne nous empêche pas de développer une sensualité importante au quotidien. On se donne la main tout le temps, on se touche, on se respire. »
L’auteure le soutient : les asexuels ne sont pas antisexe, mais en quête du « vrai amour », et il n’est pas exempt de sensualité… « Pour que la libido puisse éclore, le sexe doit se faire discret, voire s’éclipser un temps, philosophe Anna Mangeot. Par exemple, dans ma génération des 15-35 ans, on adore les shojo mangas, qui prônent le very slow sex, voire pas de sexe du tout. Les couples se prennent la main au bout du sixième tome, et s’embrassent après le douzième. » C’est ainsi que l’asexualité signerait désormais le grand retour de la tendresse, voire d’un certain romantisme.
* Sondage Ifop pour Lelo, février 2024.
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“Je n’ai aucun désir, aucun fantasme, aucune libido” : le témoignage d’Anna Mangeot, auteure “d’ Asexuelle”

Anna Mangeot est asexuelle. Depuis plusieurs années, elle partage son expérience sur son compte TikTok et choisit aujourd’hui de raconter son histoire à travers un livre, Asexuelle (éd. Larousse)*. Elle dévoile son enfance, son adolescence et sa vie actuelle, afin de poser les mots qui lui ont manqué lorsqu’elle a compris qu’elle n’était pas tout à fait comme les autres.
Anna, pour ceux qui ne connaissent pas votre compte Tik Tok, @anna_inparis, qui êtes-vous ?
Je m’appelle Anna Mangeot, j’ai 25 ans. Je suis entrepreneuse avant tout – je nettoie, répare et remets en vente des vêtements vintage -, mais je fais aussi des vidéos dans lesquelles je parle de mon asexualité et réponds aux questions que l’on me pose. Ces vidéos ont très vite suscité de l’intérêt et m’ont permis de comprendre qu’il y avait une vraie demande et une véritable communauté réunie autour ce sujet.

L’asexualité est une orientation sexuelle
Peut-on essayer de définir l’asexualité ?
Déjà, il est important de dire que l’asexualité est une orientation sexuelle. Mais si on définit les autres orientations sexuelles par ce qui attire, les personnes asexuelles, elles, ne sont attirées par personne. Ou alors dans des circonstances très particulières.
Pouvez-vous nous dire où vous vous situez dans cette galaxie complexe qu’est l’asexualité ?
C’est une orientation qui a été assez peu étudiée, qui manque de données sociologiques, scientifiques. Ça reste pour le moment assez subjectif et j’aime à penser que c’est un mot que l’on peut s’approprier si l’on se sent en dehors de la norme sexuelle. Et moi, là-dedans, je me situe à l’extrême de la partition puisque je ne ressens aucune attirance sexuelle ; pour personne. Mais je n’ai également aucun désir, aucun fantasme, aucune libido.
12% des Français se considèrent comme asexuels
Pour autant, vous êtes à la recherche d’amour. Ce qui paraît logique quand on y pense, mais avant d’ouvrir votre livre, je n’imaginais pas que les asexuels pouvaient chercher l’amour ?
Oui, l’asexualité est si peu questionnée que lorsqu’on y pense, des choses qui ne nous apparaissent pas évidentes de prime abord coulent en fait de source. L’amour est décorrélé du sexe. Et inversement.
A-t-on des statistiques sur le nombre d’asexuels en France, dans le monde ?
On en avait très peu. Et puis la semaine dernière, une étude est parue et elle indique que 12% des Français se considèrent comme asexuels**. C’est évidemment révolutionnaire, voire historique. Là où c’est un peu flou, c’est le rapport entre asexuels et la communauté LGBTQIA+. On manque d’études sur le sujet. En tout cas, cela mérite d’être questionné… Où nous situons-nous ?
La minorité crée la communauté
Vous utilisez le « nous », donc vous considérez que l’asexualité est une communauté ?
La minorité crée la communauté. Lorsque l’on grandit en dehors des normes, à un moment, on se retrouve entre personnes similaires afin de partager des références communes. Mais nous n’avons pas de lieu de rassemblement… on n’est pas encore en train de monter l’armée des asexuels !
Cela dit, parfois, je m’interroge sur ce que serait la normalité en termes de sexualité.
Oui, je comprends. Se mettre des étiquettes, c’est un mécanisme de survie dans une société où on ne devrait pas avoir à se questionner sur ce qu’on est. Mais aujourd’hui, se labelliser permet de survivre et d’accéder à des ressources. Ça permet de se normaliser en un sens.
Au début du livre, vous évoquez des progrès dans la représentation de l’asexualité, à quoi faites-vous référence ?
Je parle notamment de la représentation dans la culture, dans les séries par exemple. Sur Netflix, on a eu plusieurs séries pour les ados avec des personnages asexuels (Sex education notamment). On en parle aussi dans les médias, alors qu’il y a 4 ans quand j’ai commencé à faire des recherches, il n’y avait rien en français.
Je pensais que tout le monde était comme moi et que le désir venait peut-être en essayant
Peut-on revenir sur la raison pour laquelle vous avez écrit ce livre ?
Avant même d’évoquer le livre, la raison pour laquelle j’ai commencé à en parler, c’est que cela a été très difficile quand j’étais jeune. Par manque de représentations, je pensais que tout le monde était comme moi et que le désir venait peut-être en essayant. Cela m’a amenée à me forcer, à vivre des situations d’abus, à subir des traumatismes dont je me serais bien passée.
Quand j’ai compris que j’étais asexuelle, j’ai aussi compris que personne n’en parlait en France. Je me suis faufilée dans ce vide pour prendre la parole. Je me disais que si grâce à ce que je partage une seule personne se sentait moins seule, alors j’aurais réussi ce que je souhaitais faire. En fait, il y a eu beaucoup plus qu’une seule personne…
Dans “Asexuelle”, vous parlez de votre enfance. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette période ?
A partir du moment où il y a eu le harcèlement scolaire et la séparation de mes parents, quelque chose s’est fracturé en moi. Quand je pense à l’enfance, je vois quelque chose de triste, de nostalgique. Je suis heureuse de penser à mes sœurs, mais je vois surtout quelque chose qu’on m’a arraché.
Nous faisions beaucoup de soirées où tout a été très vite sexualisé
Lorsque l’on arrive aux premières expériences, on est frappé par la violence des gens autour de vous. Avec le recul, pensez-vous que ce qui vous est arrivé est lié uniquement à votre différence ou bien au fait que vous avez rencontré les mauvaises personnes ?
Je pense que c’est un mélange des deux. J’ai évolué dans une sphère particulière, avec les écoles d’art dès la seconde. C’est un milieu constitué de jeunes très portés sur l’introspection, l’intellectualisation de tout, mais aussi à la recherche d’une poésie de vie.
Nous faisions beaucoup de soirées où tout a été très vite sexualisé. On voulait faire de notre adolescence un livre. Chaque soirée, chaque cours était l’opportunité d’écrire un chapitre. Après, j’ai du mal à en vouloir aux autres, parce que je pense qu’on est tous la mauvaise personne de quelqu’un d’autre. Mais la question est complexe…
Je pense notamment à l’épisode dans les toilettes où ce garçon abuse de vous. A la lecture, on a plus le sentiment que c’est le mauvais garçon et que votre asexualité n’entre pas en ligne de compte ?
Mon écriture appelle à l’ambiguïté. J’ai écrit ce livre comme un journal, les mots que j’ai posés sont ceux de toute personne abusée qui tente de démêler les faits. Était-ce un abus ou un quiproquo ? Les victimes ont toujours du mal à se reconnaître comme victime et je travaille encore sur le sujet aujourd’hui. Les personnes qui ont vécu des abus en prennent souvent conscience en écoutant d’autres personnes raconter leur expérience, qu’importe qu’elles soient encore dans l’ambiguïté ou la culpabilité. D’où l’importance du partage et de la parole.
Quasiment tous les couples traversent des moments où il y a moins de désir
Quelle a été la réaction des non asexuels à la lecture de votre livre ?
Pour l’instant, je n’ai eu que des retours bienveillants, on m’a dit que cela permettait d’avoir un accès à un monde auquel on n’avait pas accès avant.
Avez-vous eu des réactions de gens qui ne se définissent pas comme asexuels mais qui se reconnaissent dans cette pression de la sexualité nécessaire dans le couple ?
Enormément. C’est pour ça que c’est intéressant, la sexualité. Ça interroge le rapport au désir de tout le monde. Quasiment tous les couples traversent des moments où il y a moins de désir. Est-ce que cela doit signer la fin du couple ? Moi je dis « non », il y a des choses à construire en dehors de ça.
L’homme qui a peu de désir n’existe pas dans l’imaginaire collectif
N’est-il pas plus facile pour une femme de se questionner là-dessus, considérant que la sexualité des hommes est plus dans la norme et la compétition ?
Oui, complètement. Les hommes ont moins le droit de se questionner sur ces sujets-là. L’homme qui a peu de désir n’existe pas dans l’imaginaire collectif. Un homme ne s’autorise jamais à se poser ce genre de questions.
Lorsque vous donnez la définition de l’asexualité, vous dites qu’il y a une infinité de gammes et pas seulement d’un côté le désir et de l’autre l’absence de désir. On pourrait presque considérer qu’on n’est pas tous si différents et que c’est le regard que l’autre porte sur nous qui nous rend différent. En effet, quand on écoute un peu autour de soi, on se rend compte qu’on a tous, quelque part, des problèmes avec la sexualité. Peut-on imaginer être hétéro classique et basculer dans l’asexualité parce qu’en un sens, arrêter de se poser ces questions, c’est reposant ?
Parmi les asexuels, il y a débat sur le fait de savoir si c’est effectivement une orientation sexuelle ou pas. D’un côté, je pense que c’est important de militer pour que ce soit une orientation sexuelle et qu’on puisse en parler. Et d’un autre côté, j’ai tendance à prôner l’appropriation du mot. A ce que chacun s’en fasse sa propre définition. Mais dans ce cas, il faut aussi savoir l’utiliser avec respect, et ne pas les utiliser à tort et à travers. Concernant votre question, oui c’est reposant d’être asexuel si l’on exclut l’hostilité des autres envers soi.
Et sur la question du désir qui fluctue et du mal-être, mon psychiatre me disait qu’à la fois « tout est désir et on désire tout » et en même temps « le désir ce n’est rien et l’échange sexuel n’est rien ». Ce n’est rien que ce qu’on en fait et ce qu’on en dit. Hier j’ai passé 25 minutes dans les bras de mon homme, nous nous sommes caressé les bras, les cheveux, étreints pendant tout ce temps. C’était un moment d’une douceur et d’une proximité rares, probablement érotique sans qu’il n’y ait jamais pénétration. Pourquoi ne dirait-on pas que c’était une relation sexuelle ?
Martin Page a écrit un essai intitulé Au-delà de la pénétration, qui explore la sexualité sans pénétration. Il parle notamment du fait que la pénétration est très hétéronormée et qu’on y met beaucoup de ce que la société nous inculque, comme le rapport de domination ?
Effectivement, ce que l’on considère comme un acte sexuel, c’est le rapport pénétrant-pénétré. Cela ne tient pas compte de la diversité des relations et de la complexité de ce sujet, qui mérite mieux et qui mérite surtout d’être saisi dans sa globalité.
Je veux montrer qu’on est des gens normaux
Quelle est la suite pour vous après ce livre ?
Je ne m’attendais pas à ce que le livre soit si bien accueilli, donc je n’avais pas envisagé de suite. Ce que j’aimerais maintenant, c’est donner de la matière visuelle à l’asexualité, me rapprocher d’un photographe. Je veux montrer qu’on est des gens normaux, qu’on n’est pas des espèces de mochetés coincées dans un bureau avec des cheveux gras. Je commence aussi à réfléchir à un deuxième livre, qui parlerait de famille, d’exil et de désir.
Je repense à ce que vous disiez sur votre entreprise et le fait que vous répariez des vêtements. Y-a-t-il une logique à réparer les objets lorsque l’on est, quelque part, abîmée parmi les vivants ?
Je pense que oui. C’est une question de sensibilité. Je me suis déjà retrouvée à pleurer en voyant une moufle toute seule dans la rue. J’ai toujours parlé aux vêtements, je les ai toujours aimés, même si j’ai conscience que cela peut paraître un poil étrange. Mais c’est pour ça que les gens me font confiance en me cédant leurs vêtements : ils savent qu’avec moi, ils sont entre de bonnes mains, ils savent qu’ils vont être chouchoutés.

* Asexuelle, éd. Larousse, 160 pages. En vente en librairies et sur editions-larousse.fr (versions brochées et numériques)
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Source :
http://www.femina.fr 11.8.2024 / 19.2.2024 Fabien / 10.9.2013